Écrit par : Samael Aun Weor   Catégorie : Le Mystère de la Fleur d’Or

Très loin d’ici, de ma chère patrie mexicaine, voyageant par d’autres chemins, je fus conduit par les vents du destin à cette antique ville sud-américaine qui, dans les temps précolombiens, se nommait « Bacata » dans la typique langue Chibcha.

Cité bohémienne et taciturne avec la mentalité créole du XIXe siècle ; agglomération fumeuse dans la vallée profonde.

Ville merveilleuse dont un poète a dit : « Elle tourne sous la pluie, la ville de Bacata, comme un carrousel déglingué ; la cité neurasthénique qui enveloppe ses heures dans des écharpes de nuages. »

C’était au début de la Première Guerre mondiale… Quelle époque, mon Dieu ! Quelle époque ! Mieux vaut maintenant s’exclamer avec Ruben Dario :

« O jeunesse, divin trésor,

Tu fuis pour ne plus revenir

Quand je veux pleurer je ne puis

Parfois sans le vouloir, je pleure ! »

Quelle douleur je ressens encore en me rappelant aujourd’hui tant d’amis à présent morts ! Les années ont passé.

C’était l’époque des beuveries de bohémien, et de Jules Flores : en ces années étaient à la mode Lope de Vega et Gutiérrez de Cetina.

Celui qui voulait alors passer pour intelligent, récitait entre deux verres ce sonnet de Lope de Vega :

« Un sonnet me commande-t-on de faire subversif,

En ma vie je ne me suis vu dans un tel embarras,

Quatorze vers on dit que c’est un sonnet,

De plaisanterie en moquerie vont les trois ci-devant. »

 « J’ai pensé qu’il n’y aurait pas de rime,

Et me voici à la moitié de l’autre quatrain,

Mais comme j’arrive au premier tercet,

Il n’y a rien dans les quatrains qui m’effraie. »

« Dans le premier tercet voici que j’entre,

Et encore je présume que je suis entré du bon pied,

Car la fin de cette strophe je viens de l’atteindre. »

« Déjà je suis dans le second et encore je soupçonne,

Que je suis en train d’en finir avec les treize vers,

Comptez s’il y en a quatorze, voilà c’est fait. »

Il est ostensible que dans cette ambiance créole de bardes fêtards, ce genre de déclamations s’achevaient par des cris d’admiration et des salves d’applaudissements.

C’était l’époque des beuveries de la Bohème ; en ces années, les gentilshommes jouaient jusqu’à leur vie pour quelque dame qui passait dans la rue.

Quelqu’un me présenta à un ami d’une éclatante intellectualité, très adonné aux études de type métaphysique ; il s’appelait Robert et si je tais son nom de famille, je le fais dans le but évident de ne pas heurter les susceptibilités.

Il était l’illustre rejeton d’un représentant de son département à l’Assemblée nationale de ce pays.

Un verre de fin baccarat dans la main droite, ivre de vin et de passion, par sa déclamation, ce barde à la chevelure ébouriffée se faisait partout remarquer auprès des intellectuels, dans les boutiques, les brasseries et les cafés.

Assurément, c’était une chose digne d’admiration, chez ce jeune homme, que la prodigieuse érudition qu’il possédait ; il ne commentait pas plus tôt Juan Montalvo et ses sept traités, qu’il récitait la marche triomphale de Ruben Dario.

Toutefois, il y avait des pauses plus ou moins longues dans sa vie orageuse ; parfois il paraissait se repentir et s’enfermait pendant de longues heures, jour après jour, à la Bibliothèque nationale.

Je lui ai souvent conseillé d’abandonner pour toujours l’abominable vice de l’alcool, mais mes conseils ne servirent à rien, car tôt ou tard le jouvenceau retournait à ses anciens agissements.

Il arriva qu’une nuit, tandis que mon corps physique gisait endormi dans le lit, j’eus une expérience astrale très intéressante :

Les yeux écarquillés par la peur, je me vis devant un affreux précipice, face à la mer ; et, en scrutant les ténèbres abyssales, je remarquais de petits navires légers, aux voiles gonflées, s’approchant des falaises.

Les cris des marins, le bruit des ancres et des rames, me permirent de constater que ces petites embarcations avaient atteint le ténébreux rivage.

Et j’aperçus des âmes perdues, des gens sinistres, horripilants, épouvantables, qui débarquaient, menaçants.

Vaines ombres grimpant jusqu’au sommet, où Robert et moi nous nous trouvions !

Terrorisé, le jeune homme se précipita la tête la première au fond de l’abîme, tombant comme le Pentalphe renversé et se perdant définitivement dans les eaux tumultueuses.

Je ne peux le nier, je fis la même chose, je sautais du haut de la falaise, mais au lieu de m’enfoncer dans les eaux de la mer, je flottais délicieusement tandis que, dans l’espace, me souriait une étoile.

Il est ostensible que cette expérience astrale m’impressionna vivement ; j’y ai compris l’avenir qui attendait mon ami.

Les années passèrent et, poursuivant mon voyage sur le sentier de la vie, je m’éloignais de cette fumeuse cité bohémienne.

Beaucoup plus tard, au-delà du temps et de la distance, en voyageant le long des côtes de la mer des Caraïbes, j’arrivais à Puerto del Rio del Hacha, aujourd’hui capitale de la Péninsule de Goajira. Petite ville aux sablonneuses rues tropicales au bord de la mer ; des gens hospitaliers et charitables au visage brûlé par le soleil.

Jamais je n’ai pu oublier ces Indiens goajiras vêtus de si belles tuniques et criant de tous côtés : « Carua ! Carua ! Carua ! » (Charbon.)

« Piraca ! Piraca ! Piraca ! » (Viens ici), s’exclamaient les dames devant la porte de chaque maison, dans le but d’acheter le combustible nécessaire.

« Haita maya » (Je t’aime beaucoup), dit l’Indien quand il s’éprend de l’Indienne. « Aï macaï pupura », répond-elle, comme pour dire : « Les jours vont et viennent. »

Il y a des évènements insolites dans la vie, des circonstances surprenantes ; l’une d’elles fut pour moi la rencontre de ce barde que j’avais connu auparavant dans la ville de Bacata.

Il vint vers moi, déclamant en pleine rue, ivre de vin, comme toujours, et, pour comble, dans la plus épouvantable misère.

Il est indéniable que ce flambeau de l’intellect avait épouvantablement dégénéré à cause du vice de l’alcool.

Tous mes efforts pour le tirer de son vice furent inutiles : il allait chaque jour de mal en pis.

Le Nouvel An approchait ; partout résonnaient les tambours, invitant le peuple aux festivités, aux bals que l’on donnait dans nombre de maisons, à l’Orgie.

Un jour, comme j’étais assis à l’ombre d’un arbre, en profonde méditation, je dus sortir de mon état extatique en entendant la voix du poète.

Robert était arrivé pieds nus, le visage émacié et le corps à moitié dénudé ; mon ami était maintenant un mendiant : le Moi de l’alcool l’avait transformé en clochard.

En me regardant fixement et en tendant la main droite, il s’exclama : « Donne-moi une aumône. »

Pourquoi veux-tu une aumône ? « Pour ramasser l’argent qui me permettra d’acheter une bouteille de rhum. »

Je le regrette beaucoup, mon ami ; crois-moi, jamais je ne coopérerai au vice. Abandonne le chemin de perdition !

Une fois ces paroles dites, cette ombre se retira, silencieuse et taciturne.

Arriva la nuit du Nouvel An ; ce barde à la crinière ébouriffée se vautrait comme un porc dans la fange, buvant et mendiant d’orgie en orgie.

Son bon sens complètement perdu sous les effets dégoûtants de l’alcool, il se mêla à une rixe ; il dit quelque chose et on lui répliqua, et il reçut évidemment une formidable raclée.

Puis la police intervint, dans le but salutaire de mettre fin à la bagarre et, comme cela se produit inévitablement dans de tels cas, le barde finit par aboutir en prison.

L’épilogue de cette tragédie dont l’auteur fut, naturellement, le Moi de l’alcool, est réellement macabre et effrayant, car le poète mourut pendu ; ceux qui l’ont vu disent que le lendemain ils le trouvèrent suspendu par le cou aux barreaux mêmes de son cachot.

Les funérailles furent magnifiques et beaucoup de gens accoururent au cimetière pour adresser un ultime adieu au barde.

Après tout ceci, très attristé, je dus continuer mon voyage, m’éloignant de ce port de mer.

Plus tard, je me proposais d’investiguer de façon directe sur mon ami désincarné, dans le monde astral.

Ce genre d’expérimentation métaphysique peut être accomplie en projetant l’Eidolon ou double magnétique, dont nous parle tellement Paracelse.

Sortir de la forme dense ne m’a certes coûté aucun travail ; l’expérience s’avéra merveilleuse.

Flottant avec l’Eidolon dans l’atmosphère astrale de la planète Terre, je franchis les portes gigantesques d’un grand édifice.

J’arrivais au pied d’un escalier qui conduisait aux étages du haut ; en m’approchant de la base, je pus constater une bifurcation dans la montée.

J’appelais d’une voix forte en prononçant le nom du défunt, et ensuite j’attendis patiemment les résultats.

Ceux-ci ne se firent assurément pas attendre longtemps : je fus surpris de voir une grande foule de gens qui descendaient précipitamment de part et d’autre du double escalier.

Toute cette multitude arriva près de moi et m’entoura ; Robert, mon ami ! Pourquoi t’es-tu suicidé ?

Je savais que tous ces gens étaient Robert, mais je ne trouvais personne à qui m’adresser, je ne rencontrais pas un sujet responsable, pas un individu.

Il y avait devant moi un Moi Pluralisé, un monceau de Diables, car mon ami désincarné ne jouissait pas d’un centre permanent de conscience.

L’expérience se termina quand cette légion d’Egos se retira en remontant par l’escalier double.

Ce chapitre est tiré de Le Mystère de la Fleur d’Or (1971) de Samael Aun Weor.